Avec l'aimable autorisation de Guilhem, un article disponible sur son blog Le Dino Bleu.
Stray Dog : Kerberos Panzer Cops (1991) est la préquelle de The Red Spectacles (1987); ces deux productions se situent dans l’univers alternatif de Kerberos - dont fait également partie le film d’animation Jin-Roh, La Brigade des Loups - qui reste à ce jour l’œuvre la plus personnelle et la plus aboutie de Mamoru Oshii.
Stray Dog est une adaptation d’un segment du manga Hellhounds: Panzer Cops, scénarisé par Mamoru Oshii et illustré par Kamui Fujiwara, paru de 1988 à 1999 et repris en deux volumes chez Kadokawa Shoten (1999 – 2000) ; un premier volume a été publié chez Dark Horse Comics en 1994.
Dans ce Japon d’après-guerre en crise, c’est à une brigade d’élite de la police militaire, les Kerberos Panzer Cops, qu’a échu le rôle de maintenir l’ordre social. Mais avec la disparition des troubles, les Kerberos devinrent inutiles, voire même dangereux du point de vue de certains dirigeants, et les autorités voulurent bientôt les démobiliser. Beaucoup refusèrent et, très vite, ceux-là même qui protégeaient la société en devinrent les ennemis jurés…
Pendant leur dernier acte de résistance contre l’armée du pays, Inui, Kerberos dans l’âme, voit son propre supérieur, Koichi Todome, s’enfuir à bord d’un hélicoptère alors qu’il avait exigé de ses hommes qu’ils combattent jusqu’au dernier. Et avec l’intervention des soldats, c’est la fin du Panzer Cops. Trois ans plus tard, Inui est libéré sur parole et quitte le Japon pour Taipei, à Taïwan : un mystérieux contact l’a informé que Koichi Todome s’y cache, et Inui a bien l’intention de l’y retrouver…
Si le public français connaît encore assez mal les films live action de Mamoru Oshii, c’est parce que sa seule réalisation de ce type distribuée chez nous, Avalon (2001), se place à part dans la filmographie du réalisateur – au moins sur le plan de la réalisation pure, le propos de fond étant un autre point. D’autre part, parce que les œuvres live action d’Oshii se comptent sur les doigts d’une main. Il apparaît d’ailleurs tout à fait significatif que ses deux premières productions dans ce format se situent dans l’univers de Kerberos, dont la noirceur et la décadence se transcrivent très bien dans le réalisme du live action.
Parce que la culture manga, en raison de ses origines troublées, a développé des techniques de narration bien spécifiques, l’adaptation au format live action d’animes ou de mangas présente souvent la particularité de reprendre ces techniques, avec des résultats plus ou moins satisfaisants – et l’ensemble de la filmographie d’Oshii n’est pas en reste à ce sujet, comme Ueno Toshiya l’a très bien démontré (1). Stray Dog s’inscrit tout à fait dans la même démarche, ce qui déroutera peut-être le spectateur, d’abord pour le lien qu’entretient ce film avec Jin-Roh – ce dernier n’étant pas une réalisation légère, tant dans ses thèmes que dans sa réalisation – et ensuite pour les différences de fond qu’il affiche avec l’unique production live action d’Oshii distribuée en France à ce jour – le film Avalon déjà mentionné – ; en fait, et au moins sur le plan de la réalisation pure, Stray Dog a plus de points communs avec un Patlabor – dont la vision positiviste de l’avenir s’affirme pourtant en faux de la noirceur présentée ici – qu’avec l’atmosphère si typiquement pessimiste de Jin-Roh.
Pour autant, il ne faut pas voir une comédie dans cette facture qui frise parfois le burlesque, car Stray Dog est bien l’histoire, pour le moins poignante, d’un homme qui réapprend – lentement et douloureusement – la liberté. En effet, « stray dog » signifie littéralement et en anglais dans le texte « chien égaré », ou encore, pour traduire d’une façon plus littéraire, – et pour reprendre, sans le pluriel, le titre d’un auteur un peu oublié de nos jours – « chien perdu sans collier » : car, de par son appartenance à la division Panzer Cops, Inui ne sait qu’obéir, aveuglément, quelle que soit l’horreur des ordres qu’il reçoit – et ceux qui connaissent un peu l’univers de Jin-Roh savent bien quels sommets du genre peuvent atteindre de telles directives… Comme en des temps pas si lointains que ça, Inui fait partie de ces bouchers qui obéissent sans discussion aucune et sans non plus se demander quels malheurs ses actes produiront – l’origine nazie du terme « panzer » dans le nom de cette division d’élite laissant au final peu de place à l’interprétation.
(1) voir son article Kurenai no metalsuits, « Anime to wa nani ka/What is animation » traduit par Michael Arnold dans Mechademia, volume 1.
Rappelons à ce sujet que l’univers de Kerberos (constitué notamment des films Jin-Roh & Stray Dog) se situe dans une réalité alternative où les événements historiques ne sont pas exactement ceux que nous avons connu – ce qu’on appelle une uchronie. Ici aussi, le Japon a perdu la seconde guerre mondiale, mais contre l’Allemagne hitlérienne : l’occupation par cette dernière a fini par y occasionner d’importants troubles sociaux que le gouvernement a combattu par la force, et notamment à travers l’utilisation d’une division de frappe d’élite, les Panzer Cops déjà évoqués. L’univers de Kerberos semble donc pour Oshii un moyen de fustiger l’esprit foncièrement réactionnaire et violent – car aux racines profondément militaristes, et depuis de nombreux siècles – du Japon traditionnel qui fut allié aux nazis et qui, dans cet univers parallèle, n’a pas eu l’occasion de faire le deuil de son passé au travers de l’occupation américaine… D’autre part, si on considère que les uchronies ne sont jamais qu’un moyen pour un auteur de démontrer que les faits historiques en eux-mêmes ne comptent que pour très peu dans l’évolution des sociétés, celles-ci finissant toujours par déboucher sur le même modèle social quels que soient les événements qui y ont conduit, alors l’univers de Kerberos pris dans sa globalité n’est jamais qu’une critique acerbe de ce Japon des années 60 que notre Histoire a bien connu et qui a en effet subi de profonds troubles sociaux.
Inui est donc un pur salaud. Et tout le challenge pour Oshii consiste à nous le faire paraître humain ; il y parvient d’abord en le présentant comme une victime, dès les premières minutes du film. Car, bien sûr, Inui est surtout dupe de lui-même puisqu’il croit au départ se lancer dans une vengeance en essayant de retrouver son ancien chef Koichi Todome qui l’a abandonné trois ans plus tôt lors du dernier baroud d’honneur des Panzer Cops : pour autant, la justice qu’il quête n’est jamais que l’assujettissement à un passé dont il ne parvient pas à s’affranchir. Et puis, tous les chiens perdus du monde n’ont-ils pas pour unique obsession de retourner vers leur maître, quitte à s’y brûler les ailes ? Il parvient malgré tout à poursuivre ce processus d’humanisation à travers la jeune taïwanaise Tang Mie dont il espère qu’elle le mènera à Todome mais qui va en fait l’aider à se rappeler peu à peu le goût du libre arbitre ; au début, pourtant, il se contente de la suivre, comme un petit chien suit sa maîtresse, et puis parce que ses instincts sexuels l’y poussent aussi certainement, ce qui est au fond à peu près la même chose. Il finit néanmoins par dépasser ce stade, et bien avant de retrouver Todome, fort heureusement pour ce dernier – encore que…
Car ceux d’entre vous qui ont vu The Red Spectacles, la suite de Stray Dog, même si ce dernier fut réalisé après coup, savent très bien ce qui arrivera à Todome, de sorte qu’il n’y a pas vraiment de spoiler. Quant à Inui, ce qui l’attend est bien évidemment la rédemption, ou quelque chose de ce goût-là : les chiens savent très bien qu’il ne faut jamais mordre la main qui nourrit (en l’occurrence, l’homme qui a donné à Inui le moyen d’obtenir vengeance) ; mais à ce stade de l’histoire Inui n’est plus un chien – même si son sort n’est pas franchement plus enviable – car il est redevenu un homme, ou quelque chose d’approchant. En tous cas, la conclusion du film montre qu’il a bien recouvré sa liberté et pris une décision qui lui appartenait vraiment. Elle a un prix cependant, comme il se doit.
Et c’est là que le déluge de « comédie » qui a précédé prend tout son sens. D’abord par simple effet de contraste, afin de souligner la tragédie de cet homme revenu de parmi les bêtes que pour mieux y retourner, au moins le temps d’un instant – le dernier. Ensuite, parce que c’était tout de même une bonne blague : la vengeance est un plat qui se mange froid, mais ne l’avale pas forcément celui qu’on croit.
Stray Dog (Kerberos: Jigoku no Banken) de Mamoru Oshii. Bandai Visual & Fuji Television Network, 1991 99 minutes, pas d’édition française à ce jour. Disponible dans le coffret Oshii Cinema Trilogy Collection en import US ou JAP.